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Avec les naturalistes en lutte à Notre-Dame-des-Landes

vendredi 19 avril 2013

http://www.mediapart.fr/journal/france/160413/avec-les-naturalistes-en-lutte-notre-dame-des-landes?page_article=2

Il y a les ronces, la renoncule en pente, le nombril de Vénus, le lierre terrestre et la cardamine hirsuta. Nous sommes huit corps accroupis au bord d’un fossé et nous scrutons la dent de l’extrémité de la feuille de la potentilla sterilis que Jean-Marie, botaniste, fait tourner entre ses doigts : elle est plus courte que les autres, c’est à ça qu’on la reconnaît. Son nom profane est : « fausse fraise ».

Bordereau en main, il pointe une à une les espèces repérées sur la zone dont il a la charge en ce dimanche 14 avril, la quatrième journée d’action in situ des naturalistes en lutte. C’est la zone n°9, sur l’emplacement du projet de barreau routier destiné à relier les routes de Rennes et Redon pour mieux desservir l’aéroport. Un petit groupe l’a rejoint, si bien qu’il improvise une leçon de nature pour les militants contre l’aéroport qui pataugent dans son sillage en brandissant leurs propres trouvailles : une aubépine, un jonc, une fougère ou l’herbe tue-vache, celle que les bovins savent ne pas manger.

Et c’est la même rengaine un dimanche par mois depuis janvier, sur trente-six secteurs en tout. Les 1 650 hectares de la zone d’aménagement différé (ZAD) promettent d’être l’un des territoires les plus observés de France. Cette connaissance ultra-précise de la nature ordinaire des bocages de Notre-Dame-des-Landes aura peut-être raison de l’aérogare.

Car la longue histoire du projet, né autour de 1965, vient de prendre un nouveau tournant : pour la première fois, un collège d’experts scientifiques a conclu à l’impossibilité de construire l’aéroport tel qu’il est aujourd’hui prévu, en respectant la loi. Dans leur rapport publié la semaine dernière (voir ici), douze spécialistes des sciences de la nature et des techniques agricoles invalident la méthode de compensation proposée par l’État et le maître d’ouvrage, la société aéroport du Grand Ouest (AGO), filiale du groupe Vinci. Ils énumèrent dix réserves la concernant, et estiment qu’elles « devraient être levées pour que le projet puisse être poursuivi ».

De quoi s’agit-il ? En vertu de la loi sur l’eau, la destruction de zone humide doit être compensée par la reconstitution du double de la superficie supprimée. Mais l’étendue de la Zad est telle que le respect de cette règle est impossible. Le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) de Loire-Bretagne autorise une autre méthode de compensation qui prend en compte les fonctions de la faune et de la flore.

C’est celle-là que les constructeurs ont choisi d’adopter, une démarche jugée « innovante » par les experts. Sauf qu’elle est encadrée par de fortes contraintes, à commencer par la nécessité de recréer des zones humides « équivalentes sur le plan fonctionnel et de la qualité de la biodiversité » dans le même bassin versant, c’est-à-dire le territoire drainé par un même cours d’eau et ses affluents. Or cette condition n’est pas du tout respectée par le plan de Vinci. Et nul ne peut, à l’évidence, repousser les frontières d’un bassin versant, à moins de basculer dans un délire surréel de géo-ingénierie.

Par ailleurs, le facteur temps joue, pour une fois, dans le sens des protecteurs de la nature : « La destruction du milieu est immédiate, tandis que la recréation ou la restauration des fonctions perdues peut demander dans certains cas des décennies », s’inquiètent les experts. Ils préconisent du coup de créer des « zones tampons », pour disposer d’une réserve de compensation. Mais cette solution ferait peser une double pression sur les agriculteurs, pris en tenailles entre le bétonnage aéroportuaire et la neutralisation de terres de culture au nom de la préservation de la biodiversité. Une « double peine » rejetée d’emblée par le gouvernement.

Et ce n’est pas tout : le collège scientifique critique aussi la «  complexité excessive et peu intelligible par les citoyens » de la méthode de calcul qui limite la capacité du public à « participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement », principe pourtant défini par la charte de l’environnement, elle-même adossée à la constitution et inscrite dans la convention d’Aarhus. Le projet d’aéroport menace ainsi d’enfreindre la loi française et la constitution, le droit européen, ainsi que le droit international. Beau score pour un aérogare de province.

« Le complexe de zones humides de Notre-Dame-des-landes est-il compensable dans l’absolu ? » se demandent les experts : « Si on entend par compenser recréer ou restaurer des surfaces équivalentes sur le plan fonctionnel, la tâche est probablement irréalisable », écrivent-ils. «  Créer ou restaurer un tel complexe d’écosystèmes à l’identique ne paraît pas possible », insistent-ils.

Leur rapport a été adopté à l’unanimité, ce qui lui confère une forte autorité. À sa suite, le comité permanent du Conseil national de protection de la nature (CNPN), une instance consultative mais dotée elle aussi d’une grande autorité symbolique, s’est réuni le 10 avril. Ses délibérations se déroulent à huis clos. Cependant, dans un communiqué (à lire en cliquant ici), il explique « faire siennes les réserves émises dans le rapport », demande leur prise en compte par les maîtres d’ouvrage, recommande la réalisation d’études supplémentaires pendant au moins deux ans de plus. Il demande aussi sur cette base à l’État de revoir toute la procédure d’instruction des projets d’aménagement du territoire. Un nouveau camouflet pour les pouvoirs publics.

Cette bataille de la préservation de la faune et de la flore, les naturalistes en lutte ont contribué à la mener. D’abord autour de leur appel fondateur, fin 2012 (voir ici), puis sur leur blog, où ils partagent leurs observations du terrain et leurs analyses. Parmi eux, un groupe de « décompenseurs » s’est formé pour déconstruire en force les méthodes de compensation envisagées pour Notre-Dame-des-Landes.

Ils se décrivent comme un « groupe de contre-expertise des compensations en pièces détachées et au rabais qui visent à justifier un aéroport injustifié et à marchandiser toujours plus la nature ». Ils ont publié une analyse très fouillée pour développer leur point de vue critique (à lire en cliquant ici), envoyée au collège scientifique, puis vulgarisée en un joli carnet en libre diffusion dans la ZAD : «  Compensation écologique vs zone humide à défendre ». Sur la couverture, un squelette de chauve-souris déploie des ailes de Batman.

Pour eux, le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est le laboratoire de nouvelles méthodes de compensation de la biodiversité qui ouvrent la voie à la financiarisation de la nature. Aux États-Unis, la restauration des zones humides est devenue un véritable marché, où des aménageurs achètent des crédits de compensation à des banques spécialisées en échange de l’autorisation de détruire ces zones protégées. Aujourd’hui, les banques de compensation y représentent 26 % des mesures compensatoires mises en œuvre, pour un chiffre d’affaires annuel d’environ 4 milliards de dollars.

En France, la Caisse des dépôts et consignations a créé en 2009 la première banque d’actifs naturels française dans la plaine de la Crau en Camargue. Le bureau d’études Biotope s’est spécialisé dans cette expertise émergente. C’est le seul à avoir accepté d’étudier l’écosystème de la Zad dans les conditions posées par Vinci. C’est le fruit de son travail qui est aujourd’hui remis en cause par la commission scientifique sur la loi sur l’eau. Pour François de Beaulieu, l’un des porte-parole des naturalistes en lutte : « Virtuellement, on a gagné. »

Dimanche, presque midi ce 14 avril, l’écosystème spongieux de la ZAD éprouve sa première chaleur depuis le début du printemps. Un banc de coccinelles translucides prend un bain de soleil sur une feuille, un nuage d’abeilles butine un saule. « On peut courir dans les gaz lacrymogènes des CRS mais lutter en faisant de la botanique au soleil, c’est quand même plus agréable », lâche Jean-Marie. Nous croisons de jeunes plants de poiriers plantés par les occupants de la Wardine, un nouveau lieu de vie et de maraîchage fondé par des occupants. Un hélicoptère survole la prairie où poussent des nuées de pissenlits. Un naturaliste en lutte sait reconnaître un engin policier d’une navette médicale à l’oreille. Pour celui-ci, aucun doute, il stationne pendant de longues minutes en aplomb du petit groupe, observateurs à leur tour observés par plus puissants qu’eux-mêmes. Les chants des pinsons, des mésanges et des rouges-gorges se sont tus.

Nos bottes s’enfoncent dans l’eau d’une prairie inondée. Nous traversons un bois, des talus de ronces, une clairière forestière, une mare non cartographiée par Vinci (une cinquantaine manquerait à leur inventaire). Une forte odeur de menthe emplit l’atmosphère. François repère un tronc d’arbre planté aux prémisses de l’aménagement de la zone, sous Napoléon III. Jean-Marie décrit les surprises estivales que réserve la mégaphorbiaie que nous contemplons sans le savoir depuis quelques minutes : en bordure d’une zone humide, un champ de très hautes plantes non graminées nous dépassera tous, surtout des angéliques et des œnanthes safranées. Une grenouille agile l’interrompt en bondissant à ses pieds. On la reconnaît à la longueur de ses pattes, bien plus allongées que son corps.

John, qui arrive du Morbihan où il crée avec d’autres un lieu de vie collective, tend la main vers ce vibrionnant paysage : « Tu imagines, là, une boutique Dolce et Gabbana ? À côté, un magasin Diesel ? Ce sera pratique pour faire les courses. Et tu pourras aussi acheter ton whishy.  »

Cette conversion commercialo-industrielle ne ferait pas l’affaire des oiseaux migrateurs qui viennent se nourrir sur les berges de la mare qui s’étend maintenant à nos pieds. En contrebas d’un bois en partie défriché, elle prend des reflets mordorés au soleil. Beauté paradoxale, car elle possède toutes les caractéristiques d’un milieu oligotrophe, un milieu dit pauvre, car rare en nutriments. Mais ses carences en constituent la richesse aujourd’hui : on trouve de moins en moins de milieux pauvres dans nos campagnes, empreintes d’azotes, de phosphates et de rejets d’engrais. Or certaines espèces animales et végétales ne supportent que les environnements démunis.

C’est l’un des arguments de bataille des naturalistes en lutte : les mauvaises terres agricoles de Notre-Dame-des-Landes, détrempées, noires, boueuses, où les racines menacent sans cesse de pourrir et le foin de moisir, sont riches de leur simplicité. « L’enjeu, c’est de remettre en valeur la nature ordinaire, commune », explique Jean-Marie. L’association prépare un dossier de classement de la Zad en zone Natura 2000, une protection juridique qui interdirait définitivement le bétonnage de la zone. Leur patient recensement des espèces n’est pas qu’un sport de combat contre le projet d’aéroport. Dans leur rêve, c’est un investissement d’avenir.

18 avril 2013 | Par Jade Lindgaard

NB : J’ai réalisé ce reportage à Notre-Dame-des-Landes dimanche 14 avril avec un groupe de naturalistes avec qui j’avais pris contact quelques jours auparavant. Vingt-quatre heures plus tard, des affrontements entre gendarmerie mobile et occupants de la Zad se déroulèrent tout près de la zone que nous avions arpentée.