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Fouiller dans les ruines de ses souvenirs...

samedi 5 mai 2018

Fouiller dans les ruines de ses souvenirs

C’est un dimanche de printemps.

J’en ai vécu plein ici, mais aucun qui ressemble à ça. Aucun où je me balade dans la zone non-motorisée pour observer ce qui est mort sous les chenilles des bulldozers et non ce qui naît sous le soleil timide d’avril. Aucun où, ce que je cherche, c’est constater le désastre. Ce qui évoque la mort ou la non-vie.

Mes dimanches de printemps à la zad, même s’ils ressemblaient à peu près à tous les autres jours de printemps, c’était du concentré d’émerveillement saupoudré de graines de petites joies. J’ai appris à comprendre et aimer les changements de saisons en vivant dans cet endroit tellement particulier, tellement préservé des temporalités du capital. Ici on ne métro-boulot-dodotte pas. Alors on peut regarder autour de soi la nature qui change, pour s’imprégner du rythme du monde, de la terre.

Au lieu de courir après de l’argent qu’on n’aura jamais le temps de dépenser.

Je suis arrivée sur zone en plein printemps, il y a quatre ans tout juste. Depuis, j’ai appris à l’attendre, à l’anticiper, à le voir arriver. Les premières primevères dans les sous-bois, les digitales qui renaissent dans les talus, le retour des hirondelles qui réinvestissent leurs nids à l’intérieur de nos maisons. Maisons qui resteront, à partir de ce moment, ouvertes en permanence, pour leur permettre d’aller et venir. Dans la Grée, elles se sont faites des nids dans la bibliothèque-sleeping l’année dernière. J’ai vécu ça comme un honneur, un privilège. Une fenêtre a été cassée exprès et jamais réparée, pour les laisser rentrer. Cette année, elles sont revenues. Plus nombreuses, un nid s’est rajouté le long d’une poutre.

Le printemps est devenu ce qui me motivait à sortir de l’hiver, me faisait trépigner derrière les carreaux de la serre en attendant que le soleil se fixe finalement un peu dans le ciel et qu’il chauffe cette grosse bulle où je me mettais alors à préparer son arrivée : retourner la terre, faire des semis consciencieusement, la bonne profondeur, la bonne humidité. Passer des heures à trier ses graines, choisir les emplacements, anticiper les associations possibles. Dessiner des plans de jardin en réfléchissant non seulement à la place du végétal, mais aussi à quelques abris pour les pollinisateurs, les oiseaux. Ces moments m’ont fait du bien quand il a fallu faire le deuil d’une des habitantes de notre lieu. Ce sentiment profond d’avoir un rôle à jouer, parce que l’on aide à faire naître la vie. C’est là que j’ai trouvé la meilleure des résiliences.

Alors en ce dimanche de printemps, c’est une sacrée douleur d’aller se balader, sous le prétexte d’un jeu grandeur nature, pour constater le massacre.

Des ornières gigantesques, larges de plus d’un mètre parfois, profondes jusqu’au genou pour certaines. On peut deviner qu’ici, le bulldozer s’est embourbé, peut-être même plusieurs fois. Là, un bout de haie a disparu et à la place, le sol est strillé de crans parallèles, ceux des chenilles des machines. Le talus est presque complètement aplati. Les arbres qui poussaient là ont été arrachés du sol et entassés, plaies béantes, des deux côtés du boulevard qui ouvre maintenant le lieu.

Le champ de la Tour concentre une grande part de tristesse. Ici aussi, les machines se sont embourbées fort, ont saigné la couche d’humus jusqu’à l’argile en plusieurs endroits. En s’approchant de l’ancien lieu, les ornières deviennent encore plus larges et plus profondes. Au point de faire comme une mare au milieu du chemin, juste avant que la pente remonte vers les fruitiers. Décalage, entre la gorge serrée par les dégâts, causés par trop d’égos politiques et la beauté, simple et naïve, des fleurs de pruniers. Ils ont même rebouché le puits avec la terre de la petite maison aux murs ocres, sillonnée par quelques mosaïques et gorgée de lumière par toutes ses ouvertures et son toit en branches de noisetier. Le copain qui l’a construite aimait à dire que c’était pas compliqué, que ça prenait pas tant d’énergie, que lui son toit il le construisait petit à petit et que dans quelques mois, ce serait fini sans qu’il se soit fatigué.

Prendre le temps, toujours.

Je passe un peu de temps au Port, à digérer ce que je viens de voir et à faire mon rôle dans le jeu qui se trame autour de moi. Je n’y suis pas. il pleut de plus en plus, ce qui impacte directement ma fonction au sein du jeu. Je m’agace, je perds patience. Quand les flics arrivent pas loin, je pense trouver une occasion de décharger un peu de ma frustration sur ceux qui perpétuent le carnage en acceptant ce genre de mission absurde : raser purement et simplement, sans distinction ou discernement, toute la vie de ce quartier. Absurde on vous dit. Mais je n’ai même pas le goût de les taquiner vraiment. Je fais intermédiaire et on les rappelle à la loi (ahah) en les menaçant s’ils détruisent une nouvelle cabane, alors que nous sommes en soit-disant période de trève. Je sais bien qu’ils ne sont que les ouvriers dans cette histoire, mais ils n’en sont pas moins des humain.es avec un libre-arbitre qu’ils utilisent clairement à mauvais escient (ou qu’ils n’utilisent pas...). Un copain parmi nous demande en rigolant à la brigade si son frère GM ne serait pas dans le coin. Parce que oui, chez les GM, on tape aussi potentiellement sur sa famille si elle se retrouve de l’autre côté de la matraque. Parce que « quand on met le képi, on enlève le cerveau » (parole de flic).

Repas frugal, pas d’appétit, la pluie me glace plus que d’ordinaire, j’ai sommeil et envie de me cacher sous des couvertures en attendant la fin. La fin de tout ce cirque déconcertant. Je veux faire mes semis de printemps…

Nous nous accordons avec un ami pour rentrer vers l’Ouest, en faisant sur le chemin une dernière visite un peu sinistre : sa cabane à lui. Dans une petite forêt de pins et de bouleaux, en contrebas du Far West.

Flashback. Printemps 2017, le mois de mai où je visite pour la première fois cette cabane. Elle a une longue histoire qui date d’avant 2012. Des ami.es chèr.es y ont vécu, puis d’autres, puis elle a été abandonnée, puis l’Ours l’a réparée, réinvestie, refaite vivre. Il y avait cette entrée minuscule par laquelle il fallait passer de côté, sans quoi les épaules bloquaient dans le chambranle, fait d’épais morceaux de bois. Le tout petit rez-de-chaussée et le tout petit étage, juste de quoi manger-à-deux/dormir-à-deux. Le nécessaire sans le superflu. Un poêle, une table haute, quelques bocaux enfoncés dans les murs en terre-paille pour planquer chocolat et muesli, ou autres trésors appréciés des rongeurs. Des odeurs de thé japonais et d’encens mélangés. A l’étage, sur plusieurs planches du bardage, des dessins et des phrases. Du lit, on voit la forêt au travers d’une grande fenêtre qui court tout le long du mur. On voit aussi une plateforme construite entre des arbres à quelques dizaines de mètres. Et comme on est en hauteur, on voit aussi les oiseaux, qui viennent se poser sur les branches voisines, ou sur un rebord de fenêtres. Comme l’impression de faire partie de ce paysage boisé. On pourrait aussi bien être un pic épeiche planqué dans son trou à quelques mètres de haut. Comme celui qui vivait tout proche, alors qu’ils ne s’approchent que rarement des habitats humains. A gauche du lit, une large et grande vitre laisse pleinement apprécier le spectacle de la forêt alentours, oiseaux, végétaux et insectes confondus.

En arrivant dans le bois, je marche dans les pas de l’Ours, parce que tous mes repères ont disparus. Je ne connais pas bien l’Est, c’est le seul endroit où je suis allée un peu plus souvent. J’ai peur de ne rien reconnaître, d’avoir perdu mon nord et de ne plus savoir situer. Mais contrairement à la plupart des autres lieux de l’Est, celui-là n’est pas encore déblayé et deux tas jonchent le sol moelleux tapi d’épines de pins. D’un côté la plateforme, de l’autre la cabane de l’Ours. On grimpe sur les décombres, on commence à fouiller les restes, un peu solennellement, un peu maladroitement. L’Ours, lui, était déjà revenu voir les restes de son chez lui, les ruines de ses souvenirs. Il y avait déjà pleuré son histoire ici, balayée d’un coup de pelleteuse. Il slalome entre bastaings cassés et morceaux de passé. « Tu as vu, ils ont même démonté le plancher. Il y avait un trou à cet endroit là, ils ont dû croire qu’il y avait une mystérieuse trappe ! ». Il en rit un peu et replonge sous les restes de cabane. Pour cacher les émotions et le paquet de nœuds dans la gorge, je prends des photos. C’est ma tâche, ma fonction, de retransmettre ce qui se voit aujourd’hui. Alors je fais ça. L’Ours me tend un de ses grands dessins, une majestueuse foumi à l’air défiant et intrigant. Je connais l’histoire de ce dessin, je me replonge dans mon objectif de faire des images pour ravaler la douleur.

Des miettes. De ces moment de vie, il ne reste que des miettes et des souvenirs. On retrouve pourtant quelques trésors, quelques livres et des cailloux qui ont de la valeur dans le cœur de mon ami. Je traîne autour des décombres, photographie le massacre sous tous les angles. Mon préféré restera celui-là :

Cette scène me remplit de mélancolie teintée de rage. Si seulement, ils comprenaient que ce n’est pas juste une histoire de trois palettes qu’on assemble pour se faire un abri de fortune. Que ce qu’ils détruisent, ce n’est pas qu’une affaire de constructions illégales. Que nos cabanes ce sont pas juste des caprices de gosses mais plutôt des rêves qu’on a enfouis parce qu’ils ne rentraient pas dans les cases du système, des rêves qu’on a pu faire renaître ici. Des rêves de vivre dans un grand ensemble, avec d’autres humain.es mais aussi d’autres espèces, avec tout ce que le monde peut nous apprendre, sans les préjugés malsains que notre civilisation a apposés sur son environnement en se croyant supérieure. Entre autres.

On est reparti.es avec l’Ours, des larmes ont semblé vouloir sortir de mes yeux, mais au même moment trente personnes débarquaient derrière nous pour qu’on les aide à passer à l’Ouest. La réalité qui rattrape, à travers bois par les petits chemins, guetter le mouvement des flics, courir entre deux lignes bleues et s’enfoncer dans les champs qui abritent nos tentatives maladroites mais tellement belles, d’essayer d’exister et d’être, plutôt que d’avoir.