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Nantes, 22 février, la manif régénère

jeudi 27 février 2014

Nantes, 22 février, la manif régénère

Les services de nettoyage de la ville de Nantes ne parviendront pas, cette fois ci, à effacer tous les stigmates de la manifestation sous la normalité jaunâtre de leur peinture anti-tag. Car les traces les plus tenaces ne sont pas à chercher sur les murs du centre ou sous les pavés du tram, mais bien dans les esprits. Ce sont les chaires de la métropole qui ont été touchées à vif par les dizaines de milliers de manifestants présents ce jour-là. Non pas par le soi-disant « saccage » du centre-ville (rien de comparable par exemple avec la mise à sac des cabanes et maisons régulièrement rasées sur la ZAD), mais par la détermination à venir porter au cœur même de la métropole une opposition, y compris physique, à ses logiques d’expansion.

C’est que la manif de samedi était peut-être moins une manif contre l’aéroport de Notre Dame des Landes qu’une manif pour la ZAD. La ZAD particulière du bocage nantais, son « grand projet inutile et nuisible », ses agriculteurs-squatteurs et ses squatteurs-agriculteurs, mais aussi la ZAD comme cri de ralliement, celle de « ZAD partout », celle qui clame « on ne se laissera pas aménager ! on ne se laissera pas gouverner » et qui prend au mot cette proclamation. Comment expliquer autrement que 50 000 personnes convergent de toute la France (et de l’étranger aussi si l’on en croit les communiqués du ministère de l’Intérieur) pour s’opposer à un projet qui, dans l’ordre de grandeur de l’inutilité et de la nuisance, n’est somme toute qu’un minable petit caprice de roitelets provinciaux ? Qu’on compare, par exemple, avec le projet de centre d’enfouissement de Bure. L’État français projette en effet d’y engloutir, sous des dizaines de milliards d’euros, non pas ses déchets nucléaires – dont on ne se débarrassera vraiment que dans quelques millions d’années, si on arrête maintenant –, mais le problème politique des déchets nucléaires... L’on comprendra alors que le record de participation historique de cette journée ne tient pas au seul déploiement d’un argumentaire implacable sur le plan économique comme sur le plan écologique contre le déplacement de Nantes Atlantique. Si autant de manifestants sont venus ce 22 février c’est pour bien plus que la simple défense des grands Capricornes ou l’optimisation de l’aéroport existant. D’ailleurs nous n’étions pas ce samedi, comme le relaient les journalistes qui croient que compter est une affaire de ratio par mètre carré, « de 20 000 à 50 000 personnes » ; nous n’étions pas non plus, comme le relaient les journalistes qui savent pertinemment que ce qui compte est politique, « 2 manifestations », une pacifiste et une émeutière. Nous étions un seul et même triton géant qui a pour un instant étreint la ville, nous étions des centaines de petits groupes venus ensemble et qui bougeaient ensemble, nous étions une armada de tracteurs, nous étions tous ceux qui étaient de cœur avec nous, nous étions la vallée de Suse et la place Taksim ! Et encore, c’est sans compter les manifestants qui défilaient sur les trottoirs...

Le jour même où une insurrection renverse à nouveau un gouvernement, à nouveau en disputant une place et les rues alentours à la police, à nouveau aux portes de l’Europe, la manifestation a pris des airs d’occupation, avec son départ qui se confondait avec son arrivée, son campement roulant, et ses barricades. Comme si cette fois il s’agissait moins de se montrer, de démontrer, que de prendre la ville. Car le préfet avait annoncé qu’il mettrait Nantes en état de siège et, oui, nous avons assumé collectivement notre rôle d’assiégeant. Nous l’avons assumé comme nous assumerons demain la résistance face aux machines. Ce n’est pas le black bloc européen qui est venu à Nantes ce samedi 22 février, c’est simplement l’expression d’un conflit ouvert avec le monde de la métropole. Si nous gagnons nos batailles depuis deux ans, sur la ZAD comme à Nantes c’est parce que les autorités croient avoir face à eux une armée, et qu’elles se trompent. Elles ont opté pour une tactique de contention, un peu déboussolée manifestement par le fait que les organisateurs ne jouent pas le jeu « républicain » de la négociation du parcours. Il faut croire que pour la préfecture, il existe bien un lien entre le refus d’un projet d’aéroport et la fragilité des vitrines de luxe du centre-ville : par tous les moyens, les artères commerçantes devaient rester inaccessibles aux manifestants, quitte à leur interdire pour la première fois de l’histoire nantaise le passage sur le cours des 50 otages, quitte à exhiber l’attirail que la France est si fière de partager (parfois de fournir) avec les forces d’occupations du monde entier, colons israéliens en tête. Canons à eau, grilles, armures, LBD40, grenades lacrymogènes, assourdissantes, de désencerclement : un déploiement aussi explicite de ce en quoi consiste en dernier ressort la gestion des populations ne peut que provoquer et attiser une haine et un mépris qui n’ont pas manqué de se répandre dans tout le cortège, jusqu’au plus fervent pacifiste. Il faut dire aussi que les images de la répression – par les mêmes armes, les mêmes figurines articulées, les mêmes techniques de maintien de l’ordre – des soulèvements mondiaux depuis 2011 sont dans tous les esprits, et que bon nombre de manifestants avaient déjà tenu tête victorieusement à la version rurale du même dispositif durant les mois d’octobre et novembre 2012 sur la ZAD. Tout le monde a pu constater, alors comme samedi, que la police n’hésite pas à mutiler pour faire respecter l’ordre – les tribunaux se chargeant ensuite de confirmer que, oui, ça fait partie de son travail.

Qui a attaqué le premier ? Les flics en balançant, façon provocation, leurs gaz dans la foule ? Des manifestants qui voulaient au moins tenter de tenir le parcours interdit par la préfecture ? Les flics, par leur simple présence résolument hostile ? Les manifestants, en s’en prenant à des locaux de police ou de Vinci ? Les flics, depuis ce 16 octobre 2012 où ils sont venus raser les habitations des occupants de la ZAD ? La question n’a pas tellement de sens. L’existence même d’un corps armé présuppose et implique un affrontement : l’exercice de la force est la raison d’être de la police et qu’on lui réponde ou pas sur ce terrain-là, l’affrontement est toujours latent. La manifestation aurait bien pu être la plus pacifique possible, s’arrêter au feu rouge pour ne pas gêner les voitures et éviter de faire trop de bruit pour ne pas déranger les riverains, il y aurait tout de même eu affrontement ; simplement, il eût été plus facile de l’ignorer. La question qui se pose alors est stratégique : faut-il répondre sur le terrain de la force, et jusqu’à quel point ? Question qui ne trouve jamais de réponse définitive, toujours renouvelée : s’il n’y eut personne pour trouver à redire à l’opposition physique aux expulsions de l’automne 2012 (et ce d’après des considérations qui dépassent de loin le cadre juridique de la notion de « légitime défense »), des voix issues du mouvement déplorent aujourd’hui que la manifestation ait pris cette tournure offensive. Le débat, qui se place d’emblée sur un plan pratique, peut se faire rugueux, quand les mêmes qui une poignée de minutes avant repoussaient les flics à mains nues s’agrippent maintenant avec des cagoulés qui s’en prennent à la vitrine d’une agence de voyage. Ou quand il aborde la pertinence de faire tomber les vitres d’un supermarché de la culture, ou celle d’avoir doublé les grilles anti-émeute d’une rangée de tracteurs formant ainsi un étrange service d’ordre mécanique et passif. Le débat traverse ainsi le mouvement, l’agite, le fait vivre, à l’image de l’étonnante continuité entre les différentes ambiances de la manifestation/occupation : sur quelques dizaines de mètres, sans jamais quitter l’espace tenu par les manifestants, on pouvait passer de la tribune officielle à la barricade, en passant par la cantine mobile, la chorale révolutionnaire, les spectateurs amusés (parfois dépités, il est vrai) de la ligne de front, les petites mains qui livraient les projectiles, les lacrymogénés en pleurs mais qui ne quittaient pas le terrain, etc. Cette continuité était aussi notable en matière d’équipement contre les gaz : la plupart des manifestants étaient certes démunis, mais trouvaient toujours quelqu’un pour soulager leurs yeux brûlants avec du sérum physiologique, d’autres étaient équipés de bouteilles de malox – médicament pour l’estomac efficace pour protéger la peau des effets irritants –, de lunettes de plongée ou, pour quelques-uns, de masques à gaz. La présence de ces derniers ustensiles a alimenté la thèse journalistico-policières du black bloc, mais s’ils donnent effectivement un petit air inquiétant, à mi-chemin entre l’alien et le militaire, leur usage était devenu assez courant lors des heurts de l’automne 2012 : on crache ses poumons une fois, deux fois, et la fois suivante on revient équipé.

Tout cela formait une foule mobile qui suivait le flux et le reflux des gaz et du champ d’action des canons à eau, le tout dans une ambiance particulièrement décontractée alors qu’explosaient à quelques mètres grenades assourdissantes et mortier d’artifice. Si toutes ces formes ont pu cohabiter pendant plusieurs heures dans le centre de Nantes comme un an et demi avant dans la forêt de Rohane, c’est parce que le conflit s’est étendu. Ce qui fragilisait le dispositif à cet instant ce n’était pas tant les 1000 black blocs imaginaires de Valls s’acharnant sur les grilles mais bien les milliers de manifestants qui par leur simple présence empêchaient toute manœuvre conséquente des forces de l’ordre, et les milliers d’autres qui attiraient l’attention du préfet sur l’île de Nantes, forçant eux-même au passage un barrage policier, tracteurs en tête. Les atermoiements de l’hélicoptère pendant ce temps suspendu en sont la preuve. Tous ceux qui sont restés massés par centaines devant l’affrontement ont participé à égale mesure avec les lanceurs de pavé à ce que certain tentent d’appeler le saccage du centre-ville.

L’accord tacite trouvé au sein de la manif semblait tenir en ces termes, si l’on s’en tient à une première observation empirique : va pour laisser cours à une certaine rage et une certaine détermination, pourvu que ça reste ciblé contre les porteurs du projet d’aéroport, et que ça ne mette pas trop le cortège en danger. Ainsi, les grappins qui arrachèrent une partie de la grille qui bloquait l’accès au cours des 50 otages ont été acclamés, tandis qu’il paraissait plus compliqué de faire accepter le mobilier urbain de Nantes Métropole et les agences de promotion du tourisme dans la catégorie des complices d’AGO (et pourtant...). Reste que journalistes et autorités locales sont bien en peine d’exhiber d’innocentes victimes des hordes sauvages censées avoir saccagé la ville. On a même pu lire dans la presse locale le témoignage d’un commerçant traumatisé... par les gaz lacrymogènes et les canons à eau qui ont inondé sa boutique, mais tourné de telle façon qu’il semblait remercier les CRS d’être venu le secourir ! Et ne parlons pas des crapuleuses tentatives de faire passer le manifestant qui a perdu un œil pour une victime de la casse, alors qu’il ne fait aucun doute que le policier qui a tiré l’a délibérément visé à la tête. Force est de constater que les « vandales » en avaient principalement après les flics, Vinci, et Nantes Métropole.

Il y a certes bien quelque chose qui a débordé dans cette manif, quelque chose qui déborde en permanence dans ce mouvement. Ça déborde, d’abord, de la stricte défense de quelques parcelles de bocage pour s’attaquer, au moins, aux logiques d’aménagement du territoire. Ça déborde, aussi, du strict cadre du recours légal pour s’opposer physiquement sur le terrain à l’exécution des décisions de justice. Ça déborde, surtout, quand les différentes composantes de la lutte ne restent pas cantonnée dans leur pré-carré : les radicaux, les citoyens, les paysans, les écolos, etc. Et ça a débordé, samedi, du parcours imposé par la préfecture, de la bienséance exigée de la part des manifestants, de la mise en scène symbolique. C’est parce que ça déborde que cette lutte est forte, et les politiciens du mouvement prompts à regretter que la police n’ait pas fait son travail et à stigmatiser les « casseurs-qui-décrédibilisent-le-mouvement » dévoilent clairement leur jeu : s’il y a quelque chose que le débordement décrédibilise, c’est certainement leur petit calcul électoraliste – il faut toujours caresser l’électeur dans le sens sécuritaire du poil. Combien leur faut-il de blessés, combien leur faut-il de mois de prison ferme pour estimer que la police a fait son travail ? À ce petit jeu, ils finiront vite par tout perdre, hébétés comme ils sont par tant de mépris contre ceux qu’ils prétendent pourtant défendre et par tant de suffisance face à ceux qu’ils croient représenter. Les amateurs de théories conspirationnistes, qui aiment tellement justifier leur impuissance en se racontant que quoi qu’il se passe, c’est toujours l’Etat omnipotent (ou les illuminati) qui tire les ficelles, devraient méditer sur cette proposition : et si les forces de police avaient délibérément choisi de ne pas faire d’arrestation pour ne pas qu’on se rende compte que les soi-disant « black blocs » ne sont pas ces « professionnels de l’émeute » parachutés sur Nantes par on ne sait quelle organisation secrète, mais des opposants comme les autres, ceux qu’on croise dans les réunions de comité locaux, ceux qui ont affrétés des bus, ceux qui habitent, cultivent et défendent la ZAD ?

Les médias, jamais à court de formule creuse, postillonne partout que la manifestation contre l’aéroport a dégénéré. C’est bien pourtant l’esprit même des premières manifestations du XIXe et du début du XXe siècle – avant que le gouvernement ne se décide à réglementer ce qui jusqu’alors s’appelait indistinctement « manifestation » ou « émeute » – qui a animé celle de ce samedi, et pas seulement pour les images de barricade de pavés. Le peuple prend la rue, y déverse sa colère, la défend face aux flics : voilà ce qu’est une manifestation non-dégénérée par plus d’un siècle d’encadrement réglementaire et de négociation de parcours en préfecture. Et voilà bien la meilleure, si ce n’est la seule, façon de faire vaciller le gouvernement ; à Kiev comme à Nantes.

Des opposants au projet d’aéroport et partisans de la ZAD. Appel à diffuser, discuter et cosigner ce texte.

Cosignataires : Amis de l’Égalité