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Quand la stratégie remplace la politique par Georges Lapierre

dimanche 20 novembre 2016

Article publié ici : Quand la stratégie remplace la politique

Il n’y a pas si longtemps encore, nous pouvions toujours penser, ou espérer, réveiller ou accélérer ce qui, dans les profondeurs de la société capitaliste, était en train de germer silencieusement : le mouvement révolutionnaire qui allait l’emporter. Le système-monde capitaliste portait en lui sa propre critique, pensait-on, celle-ci se précisait au fur et à mesure que le capitalisme se développait, jusqu’à atteindre le point critique d’une explosion sociale qui allait mettre le monde cul par-dessus tête : fin de l’esclavage. « Pourtant tout continue », aurait pu dire Marx à la suite de Hegel. C’était là une vieille idée chrétienne, celle de la résolution dialectique de la relation maître/esclave, « la nécessaire nécessité de la révolution ». C’était aussi une promesse du christianisme qui permettait à l’esclave d’accepter un sort qu’on lui certifiait, promis-juré-craché, provisoire, le temps d’une vie, seulement !

De tout temps, il y a eu des gens qui n’ont pas abdiqué, qui ont cherché à reconstruire, dans des conditions de plus en plus hostiles, une vie sociale digne de ce nom, qui se sont solidarisés avec ceux qui, dans leur rang, avaient rompu une bonne fois pour toutes avec la bonne société pour se faire nègres cimarrons, pirates, voleurs et bandits. C’est cette force, que représentaient tous ceux qui, dans la société capitaliste naissante, n’abdiquaient pas, que les marxistes de tout bord ont cherché à récupérer pour en faire la classe révolutionnaire, qui allait mettre fin au capitalisme. Marx tenait dans le plus grand mépris le lumpenprolétariat pour porter toute son attention à ce qu’il appelait le mouvement ouvrier issu de la domestication des petits paysans pour une production industrielle de marchandises. Que ces petits paysans aient cherché à reconstruire ou à préserver une vie sociale dans des conditions précaires ne signifie pas que les ouvriers étaient promis à devenir la classe révolutionnaire.

La situation a grandement changé dans les centres capitalistes. Beaucoup ont pris goût aux marchandises et ont lié leur sort à l’activité marchande, ou sont carrément devenus des capitalistes en herbe (méchant jeu de mots, mais qui s’avère proche de la réalité). Victoire de l’individualisme marchand sur une vie sociale reposant sur le goût pour la réciprocité. Aussi les conditions pour tenter de reconstruire une vie collective sont-elles devenues absolument contraires. Il y a toujours, et encore, des gens qui, dans les centres capitalistes, n’ont pas abdiqué, mais ils marquent clairement désormais une rupture avec l’idéologie ambiante. Il y a bien aussi et encore, dans des pays qui se trouvent à la périphérie, des peuples qui résistent et s’opposent à l’ingérence du capital dans leur vie. Peut-il y avoir une rencontre entre ceux qui, dans le monde occidental, chrétien et capitaliste, n’abdiquent pas et ceux qui, à la périphérie, résistent ?

Parier sur la possibilité d’une rencontre, ce n’est plus faire de la politique, c’est faire de la stratégie. Ceux qui, dans le monde occidental, chrétien et capitaliste, n’abdiquent pas (et qui n’ont jamais abdiqué depuis la nuit des temps) ne représentent pas l’avant-garde d’un quelconque mouvement révolutionnaire contenu dans le monde même, qui serait, en quelque sorte, produit par le système-monde capitaliste. Non, le monde capitaliste ne produit que des consommateurs et des marchands, c’est-à-dire des individus. S’adresser à ceux qui, dans leur for intérieur, ne sont pas encore vaincus et soumis, ce n’est pas s’adresser à une classe sociale en particulier, pendre le parti des travailleurs, du mouvement ouvrier et de la révolution, ce n’est pas prendre une position politique, ce n’est pas faire de la politique, c’est jouer au plus risqué : penser qu’il y a dans le monde occidental des gens qui n’ont pas abdiqué. C’est prendre une position stratégique et, vu le désastre social auquel nous sommes parvenus, quelque peu désespérée. Inversement, penser que la résistance des peuples reste ferme et qu’elle ne s’amollit pas malgré la puissance de pénétration de l’argent et de l’idéologie escortant sa nécessité, c’est montrer un optimisme bon marché.

Nous en sommes là. À une situation qui ressemble fort à une impasse ou à l’avancée inexorable du désert. Métaphore qui est aussi une réalité quand l’avancée inexorable du désert correspond bien à une désertification sociale tout aussi réelle — au point où nous pouvons supposer que l’avancée géographique du désert trouve sa cause même dans le désastre social que nous connaissons. La stratégie consiste dans certain cas à tenter de débloquer une position désavantageuse, à forcer par une décision inopinée et osée le cours de la guerre, à tenter le tout pour le tout.

Proposer au peuple mexicain un conseil indigène de gouvernement sous la figure d’une candidate indienne lors des prochaines élections gouvernementales, c’est prendre la société mexicaine, une société profondément raciste (comme toutes les sociétés coloniales), à rebrousse-poil et risquer une déconvenue complète. C’est jouer à quitte ou double, montrer sa force ou révéler sa faiblesse ; c’est un pari, c’est demander aux forces vives de la société mexicaine de soutenir la résistance indienne et de s’organiser autour de cette proposition pour ériger un front commun du refus face à l’activité funeste du capital. ¡Ya basta ! En offrant un objectif, cette initiative peut focaliser une insatisfaction diffuse, fixer une pensée qui restait vague et floue. Elle met en mouvement et anime l’imagination, et l’imagination anime le corps et l’activité. Les zapatistes ne cherchent pas à prendre le pouvoir mais à proposer un modèle de gouvernement issu ou calqué sur le mode d’organisation politique des peuples indiens, quand les autorités ou responsables sont désignées par la communauté abajo, a la izquierda, pour être au service de la collectivité, « servir et non se servir », ou encore mandar obedeciendo.

« Sólo un corazón incorruptible puede meterse en el lodo y no mancharse. Así es el corazón de estos pueblos. Lo sé muy bien. » (Seul un cœur incorruptible peut se mettre dans la boue sans se tacher. Ainsi est le cœur de ces peuples. Je le sais fort bien. [1])

Nous sommes emportés par une tourmente parfaite, toute forme de résistance isolée est éphémère et vouée à disparaître, emportée par la tornade. L’ancrage social des échanges réciproques, qui, il y a peu, survivait encore dans les marges, se défait et s’effrite. Nous sommes confrontés à deux phénomènes concomitants : d’un côté, quelques tentatives de construction de zones d’autonomie ; de l’autre, l’effritement des valeurs sociales. Les tentatives de reconstruction d’une vie sociale reposant sur la réciprocité sont emportées par le vide créé dans la société même par la déliquescence des règles de vie : c’est l’effet cyclone.

À la périphérie des centres capitalistes se dresse la résistance des peuples, qui, comme des terres en vue, pourraient freiner l’ampleur grandissante du phénomène ; encore faudrait-il que cette résistance des peuples trouvât dans le cyclone même cette faiblesse intrinsèque au phénomène, faisant sa fragilité secrète, et qui veut que le cyclone se désagrège quand il rencontre la terre ferme sur son passage (non sans avoir causé au préalable des dégâts importants). Nous pouvons nommer cette débilité occulte : c’est le crédit que les gens accordent à l’activité capitaliste ; un pur acte de foi, un simple credo ! Le roi est nu, c’est une histoire bien connue…

La société marchande repose sur ce que nous pourrions appeler un leurre ; la servitude volontaire est un leurre : faire croire à l’esclave qu’il n’est rien et qu’il doit tout à son maître. Cela se passe dans l’antiquité romaine, les maîtres étaient partis à la guerre et les esclaves avaient profité de leur absence pour prendre le contrôle de la cité. Quand les maîtres revinrent, ils rencontrèrent une forte résistance et durent guerroyer rudement pour tenter de reprendre la ville. Un sage leur dit : vous avez commis une erreur en les combattant avec des épées et des lances, vous les mettez à votre niveau, il fallait prendre le fouet. Le maître est à la merci d’une prise de conscience, c’est ce qui, parfois, le fait hésiter : la crainte d’une contagion. Il y a aussi une autre raison à ces atermoiements de l’État : la crainte, en prenant le parti de la guerre contre une partie de l’opinion publique, de montrer sa véritable nature. Tous les régimes politiques reposent sur la peur qu’ils inspirent, la démocratie n’échappe pas à la règle, seulement, elle prétend reposer sur le consentement « libre » de ses sujets, dans la mesure où ces derniers auraient volontairement lié leur sort au système-monde capitaliste…

Ce furent ces craintes qui conduisirent aux « Dialogues de la cathédrale » entre les zapatistes et l’État mexicain en février 1994, établissant les conditions d’une non-belligérance. Ce sont encore ces craintes qui font hésiter le gouvernement français à expulser les résistants à un projet d’aéroport sur le territoire de Notre-Dame-des-Landes. Et nous voyons ainsi les gouvernements retenir leur machinerie de guerre quand existe et se fait jour dans la société une curiosité, un intérêt, une réponse et un soutien actif à l’expression pratique [2] d’un rejet.

L’initiative zapatiste porte le fer sur ce point : avons-nous réellement lié notre sort à celui du capital ou bien est-ce seulement l’appréhension intériorisée de celui qui fut soumis par la force qui nous retient à prendre notre sort entre nos mains ?

Oaxaca, le 2 novembre 2016 Georges Lapierre