Zone A Défendre
Tritons crété-e-s contre béton armé

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Réponse à la lettre du comité de Saint-Denis

mardi 9 mai 2017

Cette réponse à Refleurir la route des barricades est issue de quelques habitantes de la zone et ne représente absolument pas l’avis ou vision de multiple autre occupantes dans la zone.

Une autre habitante de la Zone À Défendre

Cher comité de Saint-Denis,

Votre lettre mérite, nous semble-t-il, une réponse et nous nous sentons en devoir d’y apporter des précisions, car sans doute qu’appréhendée depuis Saint-Denis, la situation ici paraît plus simple et manichéenne qu’elle ne l’est sur place. Nous avons conscience que chacun voit, dans la zad en tant que symbole, ce qu’il souhaite y voir, y projette ses rêves et ses envies. Mais puisque vous parlez de la « réalité concrète de ce territoire », que vous avez fait lecture de votre missive en assemblée et l’avez envoyée à tous les comités, il nous paraît important de rectifier certains mythes et de dresser le portrait de la réalité telle que certains d’entre nous la vivent au quotidien. Vous soutenez la zad depuis votre position politique, ce qui est bien entendable, car la plupart des occupants en partagent la détermination. Pourtant, nous essayons de vivre ici en bonne intelligence avec celles et ceux qui y vivaient avant notre arrivée, qui y ont initié la lutte il y a plusieurs décennies, et qui ont permis que naisse un mouvement d’occupation en lançant un appel en 2008. Parmi ces voisines et voisins, certains ne sont pas anticapitalistes, tout du moins pas de la manière dont vous l’énoncez, c’est-à-dire qu’ils travaillent, payent des impôts, sont agriculteurs, et utilisent de l’argent pour payer leurs emplettes au supermarché, etc. Pour autant, il ne nous viendrait jamais à l’idée de les chasser des terres qu’ils cultivent pour manquement à une quelconque orthodoxie. Ni encore moins de les en ’’exproprier’’ sous prétexte que « la terre n’appartient à personne ». D’abord car bon nombre d’entre nous sont soumis aux mêmes conditions d’existence capitalistes, mais surtout car si nous le faisions nous ne vaudrions, vous le reconnaîtrez, pas mieux que Vinci et consorts. Enfin, même si nous le voulions, nous ne le pourrions pas, car ils n’en sont pas propriétaires, personne sur la zad ne l’est, ils et elles sont squatteurs. Et cela ne date pas d’hier ni de l’arrivée des « occupants » : pour deux d’entre eux, c’est depuis les années 70 qu’ils occupent des terres qui appartenaient déjà au Conseil Général. Nous n’avons donc aucune leçon à leur donner de ce côté-là. Une histoire nous préexiste, qui est aussi – mais pas seulement – une histoire de lutte. Seuls les conquérants veulent faire table rase du passé des terres dont ils s’emparent pour y voir fleurir leurs lendemains qui chantent. Mais nous ne sommes pas venus à la zad en conquérants. Notre but, en vivant ici, n’est pas de façonner tout le canton à notre image, de faire de tous les voisins et voisines nos reflets à l’identique, mais de conserver et faire vivre la diversité de ce territoire. C’est ce que nous nous sommes promis lors de la rédaction des « 6 points pour l’avenir de la zad ». C’est donc une des bases de notre vie commune ici. Ils et elles ne cherchent pas à faire de nous de parfaits paysans intégrés, et nous ne cherchons pas à faire d’elles et eux des anarchistes patentés. Car si l’un ou l’autre de ces desseins survenaient, c’est alors là que la zad deviendrait « un petit village plus alternatif que les autres » : qu’il soit libertaire ou paysan, il serait fermé sur le monde, pauvre oasis sans offensivité. C’est au contraire l’interpénétration des réalités qui vivent et parfois s’entrechoquent ici qui a tissé la force du mouvement et son aura, qui a permis de donner le moins de prises possible à l’État pour nous écraser. Si nous n’avions été que 200 jeunes squatters radicaux, il y longtemps qu’un aéroport serait construit ici. Si nous collions parfaitement à la figure de l’ennemi que l’État ne cesse de vouloir nous assigner, il aurait déjà projeté sur nous sans vergogne toute la brutalité de son arsenal répressif. L’élan de solidarité qui a vu jour en 2012 et depuis s’appuie sur de nombreuses motivations : pour certains, c’est empêcher la construction d’un aéroport de plus, pour d’autres créer une zone d’autonomie (mais pas d’autarcie), pour d’autres encore, c’est la défense des terres agricoles et de celles et ceux qui les cultivent. Pour nous qui écrivons ce texte, ce sont toutes ces raisons à la fois.

Nous ne pensons pas que nous ferons seuls la révolution. Et nous ne le souhaitons pas. Nous pensons que c’est quand chacun, à travers les expériences communément partagées, opère un décalage vis-à-vis de son point de vue figé ou théorique qu’un « nous » émerge, plus fort que l’addition des individus qui le composent. Quand de jeunes teufeurs plantent leurs patates avec les vieux paysans du coin, quand ceux-ci sortent les manitou et les tracteurs pour bâtir des barricades dont nous n’aurions jamais rêvé, alors oui nous devenons plus que nous-mêmes. Nos identités, trop souvent, nous encombrent et nous limitent. Ici, elles volent parfois en éclat. Et c’est très beau lorsque cela survient.

Vous parlez ensuite des « productivistes », même petits, qui « exploitent ce territoire » qu’il faudrait libérer de leur domination. Si nous comprenons ce que peut être un « gros productiviste », nous ne saisissons pas bien quelle peut être la différence éthique entre un « petit productiviste » et ces paysans d’autrefois qui respectaient davantage, semble-t-il, vos idéaux. Ils étaient « autonomes », dites-vous. Et bien par ici, ce n’est pas ce qu’on raconte, n’en déplaise à vos manuels d’histoire. Par ici, la terre n’était la plupart du temps pas à eux (ce qui vous siéra), et ils étaient largement exploités par les grands propriétaires terriens, à qui ils devaient dire « oui not’ bon maître » sous peine de chômage et d’une misère plus grande encore. C’est d’ailleurs pour cela qu’a émergé un mouvement « paysans travailleurs » si fort en Loire-Atlantique, non pas pour garantir la propriété à chaque locataire, mais pour leur garantir l’usage de la terre. C’est également ce mouvement et ses « pratiques héritées » qui ont permis l’émergence de la résistance à Notre-Dame-des-Landes, à travers le combat de nombreux paysans de la région qui ont lutté pour que s’installent ici, il y a quarante ans, des squatteurs-agriculteurs. Ce sont donc ces personnes que vous invitez à réfléchir sur leurs rapports avec le monde « de l’aéroport ». Cela peut paraître quelque peu arrogant, non ?

Permettez-nous de vous inviter à notre tour à réfléchir à la provenance de la nourriture que vous ingurgitez, car celle-ci, même provenant de l’AMAP la plus stricte, a souvent été cultivée sur des terres dont les agriculteurs sont propriétaires, et qu’ils travaillent de surcroît à l’aide de « machines qui viennent du même monde que l’aéroport ». Et au risque de vous choquer, la zad travaille également la plupart des parcelles communes du mouvement à l’aide de ces mêmes machines. Pour que ce ne soit pas le cas, il serait nécessaire que bon nombre (la moitié disent les spécialistes) de Parisiens découvrent la « province » non pas lors de leurs vacances, mais toute l’année et une bêche à la main. Ce ne serait pas pour nous déplaire, car nous n’aspirons pas à un monde « productiviste », bien évidemment, vous l’aurez compris. C’est le chemin vers cet autre monde qui diverge de celui que vous nous montrez depuis la capitale.

Vous semblez dire ensuite que le chantier effectué sur la route des chicanes a été réalisé « pour défendre la propriété de quelques-uns ». Ce n’est pas le cas, et répétons-le, personne n’est propriétaire ici. C’est bien le « droit d’usage » qui est défendu par là, car, encore une fois, loin de nous l’idée de chasser les agriculteurs en lutte, et de priver de leur moyen de subsistance nos voisines et compagnons (cf le texte des « 6 points » cité supra). C’est même contre cette idée que nous luttons et lutterons. Partager l’usage des communs, voici ce que nous défendons. Il est vrai que la route des chicanes est un emblème de la lutte que les gens d’ailleurs aiment à visiter lors de leur passage sur la zad, mais il serait hors de question d’en faire un musée figé pour touristes en mal de nostalgie et de sensations fortes. Si elle est circulante alors que les autorités l’avaient fermée, c’est parce que tout le mouvement l’a rouverte le 27 janvier 2013 lors de l’opération « yes chicanes ». La D281 restera ce symbole auquel beaucoup sont attachés, mais il serait injuste que pour ce faire elle fasse de nous des colons qui décidions des nouveaux « bons usages », qui nous arrogions pour nous seuls celui de la route, au détriment des autres personnes souhaitant l’emprunter. De même que priver les habitants des villages alentour de cet usage commun s’apparentait à de l’appropriation pure et simple, en plus de n’être pas très malin : si nous nous aliénons tous nos voisins, nous perdrons, et notre « monde plus habitable » ne fera envie à personne, ni même à nous. La cuisante et douloureuse défaite de Sivens ne nous permet plus l’once d’une naïveté à ce propos. C’est pourquoi nous discutons actuellement des meilleurs moyens de contenter tout un chacun, non sans heurts certes, mais nous tentons toutes et tous d’y mettre de la bonne volonté. Ce n’est pas simple, cela réclame du temps et de nombreuses discussions, et ne peut se résumer en phrases-choc stéréotypées.
Nous comprenons que votre critique de nos tentatives va plus loin encore, puisque l’existence même d’une route est par vous remise en question. Si vus depuis une chaire d’histoire antique, une route ou un chemin représentent l’apanage des pénétrantes du Pouvoir, vus d’ici, c’est aussi et surtout un moyen de se déplacer, pour se rendre visite, se balader, pour travailler les parcelles collectives ou non, ou pour aller acheter des clopes, en attendant que votre comité plante un champ de tabac (ce dont nous serions ravies !). La zad est parcourue de chemins, et tous n’ont pas vocation à faire pénétrer l’ennemi dans un « bastion » ! Il nous arrive même de les entretenir pour pouvoir continuer à les emprunter. Et ces chemins relatent aussi nos histoires, de lutte, de vie, certains même sont fermés aux véhicules à moteur.

Ils racontent quelque chose de nous. Mais cela est invisible sur une carte. Enfin nous voulons vous rassurer : la route des chicanes n’a pas été rendue à sa normalité d’antan, venez vous y balader, vous le constaterez aisément.

Excusez-nous si parfois une pointe d’ironie apparaît ici ou là dans notre lettre, nous n’avons en aucun cas le désir de vous blesser, ni de vous dicter votre comportement. Simplement d’ajouter un peu de complexité à ce réel qui se refuse à la binarité.

Bien à vous,

des habitantes et habitants de la ZAD

P.S. : Si le désir de ne pas laisser salir ou perdre la mémoire des luttes vous titille toujours, nous vous suggérons une petite promenade dans le 18ème arrondissement, vous y trouverez en haut de la butte Montmartre une funeste basilique érigée sur le sang de nos aïeux communards qui mériterait selon nous les soins révolutionnaires et destructeurs de l’ensemble des membres du comité zad de Saint-Denis. Encore une fois sans vouloir vous dicter votre conduite.