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Autoroutes : les dessous des relations entre l’Etat et les concessionnaires

lundi 4 février 2019

En pleine révolte des « gilets jaunes », la ministre des transports s’active pour déminer la bombe des nouvelles hausses de tarifs des autoroutes au 1er février. Mediapart révèle l’intégralité de l’accord de 2015 signé par Emmanuel Macron, alors à Bercy, et Ségolène Royal, ministre de l’écologie, avec les sociétés concessionnaires des autoroutes. Une capitulation volontaire de l’État, abandonnant tout intérêt public.

https://www.mediapart.fr/journal/france/130119/autoroutes-les-dessous-des-relations-entre-l-etat-et-les-concessionnaires

C’est la privatisation qui ne passe pas. Et plus le temps s’écoule, plus l’indignation de l’opinion publique grandit : jamais l’État n’aurait dû privatiser les autoroutes, selon une grande majorité des citoyens. Avec le mouvement des « gilets jaunes », le dossier est devenu hautement explosif. Depuis le début du mouvement, les péages des autoroutes sont la cible régulière des manifestants. Dans de nombreux cahiers de doléances, le retour au contrôle public de l’État ou, en tout cas, le reversement aux finances publiques de l’essentiel des recettes apportées par les autoroutes figurent parmi les premières mesures demandées.

Au même moment, les sociétés concessionnaires autoroutières (SCA) doivent annoncer, comme chaque année, de nouvelles hausses des péages le 1er février. Alors le gouvernement tente de déminer le sujet. Depuis la fin de l’année 2018, la ministre des transports, Élisabeth Borne, s’active. Les réunions se succèdent au ministère avec les concessionnaires autoroutiers – notamment Vinci (Cofiroute, ASF, Escota), Eiffage (Area, APRR) et Abertis (Sanef, SAPN) –, officiellement pour accompagner les hausses tarifaires prévues – de 1,9 % en moyenne, après 1,5 % en 2018................ Pour la ministre des transports, il ne peut s’agir que de mesures d’accompagnement, de gestes consentis par les sociétés autoroutières. Il est impossible de remettre en cause les hausses prévues. « Les contrats sont très bien faits, très précis », a justifié la ministre des transports à la fin de l’année, comme si elle venait de les découvrir. Ségolène Royal, alors ministre de l’écologie, et Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie en 2016. © Reuters Ségolène Royal, alors ministre de l’écologie, et Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie en 2016. © Reuters

La ministre connaît bien pourtant le dossier. Elle sait que l’État est pieds et poings liés face aux sociétés d’autoroutes : elle a assisté en personne à leur élaboration. « La renégociation des contrats entre l’État et les sociétés d’autoroutes en 2015 s’est faite sous l’égide d’Alexis Kohler et d’Élisabeth Borne [respectivement directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, et directrice de cabinet de Ségolène Royal, alors ministre de l’environnement – ndlr] », rappelle un témoin de l’époque.

Sous leur direction, un protocole d’accord a été conclu avec les sept sociétés concessionnaires autoroutières historiques – filiales de Vinci, Eiffage ou Abertis, celles-ci exploitent l’essentiel du réseau autoroutier et surtout les parties les plus anciennes, donc totalement amorties. L’accord porte sur l’évolution des tarifs, les extensions de durée des concessions – allant de deux à cinq ans –, en contrepartie de 3,2 milliards d’euros de travaux supplémentaires sur dix ans. Il a été signé en avril 2015 par Emmanuel Macron, Ségolène Royal, Pierre Coppey, président des concessions autoroutières détenues par Vinci, Philippe Nourry, directeur général représentant les sociétés détenues par Eiffage, Lluis Deulofeu, représentant du groupe espagnol Abertis, et Alain Minc, PDG de la Sanef.

Cet accord est jusqu’alors resté secret. En dépit des demandes déposées par Raymond Avrillier, ancien élu écologiste de Grenoble, et du jugement du tribunal d’administratif imposant au ministère des finances et en particulier à Emmanuel Macron de le lui communiquer, l’État s’est refusé à le rendre public. L’affaire est désormais dans les mains du Conseil d’État. En décembre, deux ans après avoir été saisi, les magistrats du Conseil d’État ont demandé communication de cet accord afin d’en prendre connaissance et d’examiner s’il était ou non communicable................ L’État accepte de compenser intégralement le gel des tarifs décidé en 2015 par « des hausses de tarifs additionnelles les 1er février de chaque année de 2019 à 2023 ». La formule de calcul est telle qu’elle entraîne un surcoût de 500 millions d’euros pour les usagers, selon les évaluations de l’Autorité de régulation des transports ferroviaires et routiers (Arafer).

De plus, l’accord a inscrit une hausse des tarifs, calculée sur une formule d’indexation sur l’inflation, allant jusqu’en 2029, voire 2031 pour certaines concessions. Au moment de la signature, nombre de contrats de concessions étaient sur le point d’arriver à terme. C’est dire que les négociations de la ministre des transports relèvent bien de la gesticulation, de la mise en scène politique.

Mais au-delà des tarifs et des durées de concession, c’est surtout la bienveillance de l’État à l’égard des sociétés concessionnaires qui frappe dans cet accord. L’État s’engage à compenser tout, la moindre modification de la fiscalité générale, des obligations nouvelles qui pourraient leur être imposées, des changements qui pourraient survenir. Rarement les intérêts publics ont été si malmenés. Pour les SCA, c’est l’assurance d’une rente perpétuelle et sans risque....... Mais c’est surtout la grille d’évolution des tarifs qui est intéressante. Dans le cadre de l’accord de 2015, l’État leur garantit une hausse annuelle correspondant à 70 % de l’inflation annuelle, jusqu’en 2029 et parfois jusqu’en 2032. Aucun mécanisme d’évaluation, de révision tenant compte de l’augmentation du trafic, de la conjoncture, des bénéfices dégagés n’est prévu. Tout est calculé sur des bases sous-évaluées. À titre d’exemple, le contrat de plan prévoit un chiffre d’affaires cumulé de 9,234 milliards en 2017. Les sept SCA historiques ont en fait réalisé un chiffre d’affaires de 9,481 milliards cette année-là, soit près de 250 millions d’euros de plus par rapport aux prévisions. On imagine l’importance du décalage cumulé sur 12, voire 15 ans.

À cela, il faut ajouter les recettes tirées de la location des aires d’autoroutes, jamais prises en compte, les travaux supplémentaires, essentiellement réalisés par les filiales de BTP des mêmes groupes concessionnaires – l’Arafer estime le surcoût à 350 millions d’euros –, le nouveau contrat de travaux de 800 millions d’euros signé fin 2017 donnant lieu à de nouvelles extensions de durée de concession pour des réseaux totalement amortis. Le cadeau accordé aux sociétés concessionnaires d’autoroutes est exorbitant et sans limite.

Et l’État s’est placé dans une position où il a renoncé à tout contrôle, toute mesure qui pourrait limiter les appétits des sociétés concessionnaires. Il a organisé volontairement son impuissance. Toute disposition qui pourrait changer les termes des contrats doit donner lieu à compensation, selon les termes de l’accord, afin « d’assurer, dans le respect du service public, les conditions économiques et financières » des contrats.

Même les modifications générales de la fiscalité ne leur sont pas applicables sans compensation. Les concessionnaires ont obtenu une garantie de stabilité totale des prélèvements obligatoires, de la fiscalité sur la déductibilité fiscale des charges financières, quelles que soient les dispositions générales adoptées par le gouvernement, au moins jusqu’en 2029 ou 2031. Et le gouvernement a non seulement accepté cette capitulation, mais a lié les mains de tous ses successeurs. Tant de bienveillance et de compréhension à l’égard des SCA finissent par interpeller.

Une rente de monopole hors norme

Même les théories économiques les plus classiques le reconnaissent : les autoroutes relèvent des monopoles physiques de fait. Et comme tout monopole, elles doivent être gérées par la puissance publique au nom de l’intérêt général, ou être sérieusement régulées si la gestion en est confiée au privé. Or dans le cas des autoroutes – mais cela pourrait être étendu à l’ensemble des services publics concédés en France –, les autorités de régulation sont dépourvues de moyens, de capacités d’intervention et de sanctions. L’information détenue par les concessionnaires est totalement asymétrique par rapport aux autorités de tutelle, comme le relève de nombreuses fois l’Arafer.

Parce qu’il fallait répondre – en apparence – à la fronde des députés et aux critiques de la Cour des comptes, l’accord d’avril 2015 prévoit un dispositif pour évaluer les cas « éventuels » de surprofit des sociétés concessionnaires, qui permettrait alors à l’État de demander une rétrocession des surprofits « sous la forme d’une réduction de la durée de concession ».

Mais tout est mis en œuvre pour éviter pareille hypothèse. D’abord, les valeurs de référence partent de 2006. Ensuite, les taux d’actualisation sont de 8 %, c’est-à-dire bien au-delà des conditions monétaires et de la conjoncture actuelle. De plus, les sociétés concessionnaires travaillent allégrement leur bilan : année après année, elles se décapitalisent, troquant leur capital pour des emprunts financiers.

En 2016, les SCA ont ainsi versé 4,7 milliards d’euros pour 3,5 milliards de bénéfices. La palme revient cette année-là à Cofiroute Les dividendes distribués par les sociétés autoroutières, en milliards d’euros. © Arafer Les dividendes distribués par les sociétés autoroutières, en milliards d’euros. © Arafer (filiale de Vinci), la plus vieille concession autoroutière privée en France – elle date de 1971 –, totalement amortie depuis le temps. Cofiroute a alors versé 2,8 milliards d’euros de dividendes à sa maison-mère Vinci, alors qu’elle n’avait officiellement réalisé qu’un bénéfice de 449 millions. Pour compenser ces pertes de réserve, la société a souscrit 1,3 milliard de dettes supplémentaires. Les charges financières sont augmentées d’autant et le profit facial est diminué dans les mêmes proportions. Et comme selon l’accord d’avril 2015, « toute modification du régime de déductibilité fiscale [des charges financières] entraînerait compensation intégrale », les SCA n’ont aucune raison de se retenir. Il faut bien utiliser l’effet de levier.

Malgré tous les habillages comptables, les sociétés concessionnaires autoroutières ont du mal à cacher la réalité : la rente autoroutière est hors norme, hors de toute justification économique, d’autant qu’elle est sans risque. En 2017, selon les chiffres de l’Arafer, l’ensemble des sociétés autoroutières ont dégagé un Ebidta (excédent brut d’exploitation) de 7,3 milliards d’euros pour 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. 73 % de marge brute ! Aucun secteur, s’il n’est en situation de monopole, n’est capable de dégager de telles marges. Elles ont redistribué 1,7 milliard d’euros de dividendes à leurs actionnaires, après en avoir reversé 4,7 milliards l’année précédente.

Les comptes annuels du groupe Vinci, principal concessionnaire autoroutier en France, permettent de mesurer l’effet de ces surprofits. En 2017, le chiffre d’affaires de Vinci Autoroutes, la filiale qui gère les concessions, représentait à peine 7 % du total du chiffre d’affaires du groupe (5, 2 milliards sur un total de 40 milliards). En revanche, l’Ebidta de la filiale (3,8 milliards) représente 59 % de l’Ebidta total du groupe. Et son bénéfice net (1,3 milliard d’euros) équivaut à la moitié du profit net du groupe (2,7). Le groupe a reversé quasiment l’équivalent des bénéfices reçus par sa filiale Vinci Autoroutes (1,27 milliard) à ses actionnaires.

On comprend que le groupe et tous les autres concessionnaires se battent bec et ongles pour conserver une rente aussi lucrative. On comprend moins que l’État et surtout les deux ministres signataires de l’accord de 2015, Emmanuel Macron et Ségolène Royal, n’aient pas veillé à préserver au minimum les intérêts publics et à rétablir une situation si défavorable à l’État......

Élisabeth Borne en conflit d’intérêts ?

Lors de l’élaboration de l’accord de 2015, Élisabeth Borne, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal, ministre de l’environnement, mais ayant aussi en charge le secrétariat aux transports, a été activement associée aux discussions. L’ennui est que Élisabeth Borne, avant d’avoir été à la mairie de Paris et à la RATP, a été aussi directrice des concessions d’Eiffage en 2007-2008. C’est l’époque où la Sanef, filiale d’Eiffage présidée par Alain Minc, discute des contrats de plan avec l’État, à la suite de la privatisation de 2006.

La filialisation suffit-elle à constituer une muraille de Chine infranchissable avec sa société-mère, quand on comprend l’importance qu’ont les concessions autoroutières sur les résultats des groupes ? Élisabeth Borne n’a-t-elle jamais été au courant des discussions sur le sujet ? En tout cas, en tant que directrice de cabinet de Ségolène Royal, elle semble ne s’être jamais déportée quand les discussions avec les SCA ont eu lieu. Elle a même signé, en tant que ministre des transports, un des avenants au contrat de concession de la Sanef en 2018.

En octobre 2018, des concurrents d’Eiffage ont fini par s’émouvoir de la curieuse situation dans laquelle se trouve Élisabeth Borne, dénonçant un possible conflit d’intérêts dans l’attribution de la future autoroute A79. La ministre des transports a répliqué en expliquant qu’il n’y avait aucun conflit d’intérêts, le projet sur lequel elle avait à se prononcer n’existant pas à l’époque où elle travaillait chez Eiffage. Mais peut-elle en dire autant sur la Sanef ? A-t-elle soumis le dossier à la réflexion de la commission de déontologie ? Mais il est vrai que la notion de conflit d’intérêts est assez subalterne dans la haute fonction publique, désormais...............

Mais comme le dit lui-même le PDG de Vinci, « le diable est dans les détails ». Et les détails risquent une fois encore de coûter fort cher à la collectivité publique. Car tout geste des SCA justifie compensation, comme le prévoit l’accord de 2015. Comme à chaque fois, elles exigent un morceau de chair supplémentaire du bien public.

Dans un premier temps, elles ont donc demandé une nouvelle extension de la durée des concessions autoroutières. Le ministère des transports ne semble pas trop partant pour l’instant pour cette formule. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les sociétés autoroutières y tiennent tant que cela. Leur objectif est plutôt d’étendre leur emprise, de prendre de nouveaux domaines jusque-là publics pour les transformer en concessions privées. Et il y a des voies de circulation qui les intéressent particulièrement : les rocades, les périphériques, les autoroutes urbaines, tout ce qui constitue des passages obligés pour les usagers chaque jour. Justement, l’État a fait savoir qu’il n’avait plus les moyens d’entretenir ces voies de circulation. Quoi de mieux que de les concéder au privé pour en assurer l’entretien.

Mais en ces temps de révolte des gilets jaunes, difficile d’avancer frontalement. « Instaurer un abonnement travail-domicile est un moyen d’avancer vers les péages urbains. Les sociétés d’autoroutes auront mis en place leur système de tarification travail-domicile. Les usagers finiront par s’y habituer. En tout cas, c’est le pari du gouvernement. Après, il n’y aura plus qu’à transformer les dessertes urbaines en concessions privées et le tour sera joué », explique, plein de soupçon, un grand connaisseur du monde autoroutier. Ainsi le péage urbain, qui avait disparu par la porte lors de la présentation du grand plan de transition écologique par Emmanuel Macron fin novembre, pourrait revenir par la fenêtre par le biais des tarifs travail-domicile négociés avec les sociétés concessionnaires d’autoroutes. Au nom du pouvoir d’achat, de l’écologie et des gilets jaunes, bien sûr.